Claire Fallou

Claire Fallou

« Et, comme toujours, dans cette impudeur et cette offrande se trouve un parfum plus secret. »
Albert Camus, L’été à Alger

Ca ne fait rien qu’elles soient trop belles, ces filles tout en jambes que Nushka pose sur ses toiles. Elles vous toisent et se déhanchent comme des mannequins de magazines, faisant voler les tissus pour offrir la rondeur de leurs cuisses. Celles qui ne vous défient pas vous mordent, celles qui ne se moquent pas vous ignorent, veste ouverte et robe légère, regard au loin, bras nu sur le comptoir ; mais ça ne fait rien. Elles vivent dans leurs décors élégants de salons et de bars, de spectacles et de drames, une vie lointaine et rapide comme leur démarche le long d’un quai ou d’une plage. Elles posent et vous tournent le dos, se masquent le visage pour mieux vous faire courir. Elles fument.

Mais regardez comme leur chair est tendre.

Au centre de chaque toile leur peau s’offre à la lumière; fine, fragile, en plages corail ou dorées qui se reflètent dans les ombres autour d’elles.

Une petite épaule montre des touches de rouge et de rose gommées au pinceau. Un ventre mince ciselé au couteau se brise en étranges éclats de violet. Une joue creuse prend des reflets verts ou bleutés. Sous la lumière la matière se fait pâle et transparente, laissant deviner le sang et l’intérieur. Ainsi, par ces couleurs tout juste naturelles, la fille de magazine touche en montrant son intime bizarrerie, nous laissant entrevoir une nature plus sincère que son univers mis en scène. George Braque a peint une grosse femme nue de dos dans des tons verts tendres qui donnent envie de chérir ; les belles filles de Nushka empruntent quelque chose à cette douceur.

La radio est allumée dans le petit atelier de la jeune peintre. France Culture nous parle à voix basse d’un vieux réalisateur algérien. Les fenêtres laissent voir les toits de Paris sous la nuit. Mon amie se tient debout devant son chevalet, longue et fine et vêtue de noir, le pinceau à bout de doigt comme un archer cherchant sa cible.

Sur la toile, un buste de jeune femme se dresse en maillot devant un décor de mer. Le visage est encore couvert d’un épais masque de blanc ; d’un geste Nushka sculpte l’œil, rosit la pommette, d’une touche relève le menton ou écarte une mèche de cheveu. Puis elle s’interrompt, recule, scrute le résultat dans le miroir accroché dans son dos. Cela ne va pas. A nouveau le pinceau effleure la palette, la toile, l’air, ajoute une touche infime de blanc ou de bleu. Et jusque tard dans la nuit Nushka cherche et cherche encore, dans ses textures et ses couleurs, où se trouve la solution qui donnera vie à la baigneuse.

« Tu sais, j’ai le blues », finissent par dire les yeux de la jolie nageuse.

Alors Nushka ajoute une pointe de timidité grise sur chaque joue.

Puis elle pose son pinceau, s’écarte, allume une cigarette, considère.