Aleth Mandula

Aleth Mandula

« Il y a deux espèces d’hommes, ceux qui s’habituent au bruit et ceux qui essaient de faire taire les autres », affirme Alain dans Propos sur le Bonheur. Il en existe pourtant une troisième. Ceux qui s’abstraient du bruit pour créer un monde où aucun son, hormis ceux qu’ils créent, ne semble avoir cours. Seules résonnent les projections d’un imaginaire laissé libre et la joie d’une technique mise en oeuvre. Ils font le choix de ne pas ajouter du bruit au bruit. Ils décident de se taire quand la multitude joue des coudes pour faire entendre sa voix.
Nushka fait partie de ceux-là. Regarder l’une de ses toiles, c’est accepter de se laisser séduire. C’est cesser de vouloir toujours trouver des raisons à ses inclinations. Elle situe ses oeuvres dans le hors-temps des choses qui ne vieillissent pas. Modes, idées, opinions, et courants n’ont aucune prise sur ses figures. Ces femmes sans visages ont la grâce des vestales sans âge. Elles déambulent, immuables, dans le monde suranné des peintres classiques. La simplicité d’un thème, la beauté d’un corps, le travail de la matière, de la couleur et du mouvement seuls suffisent à faire oeuvre. Nushka montre, elle ne cherche pas à démontrer.
Pour cette série, la peintre a fait du musée des Beaux-Arts de Marseille le décor des errances de son double. Nue, elle arpente les allées du musée déserté et scrute de son regard aveugle les témoins des siècles passés. Debout ou agenouillée, elle se perd dans la contemplation de ces images avant de retourner à ses rêveries, accoudée au socle d’une statue ou allongée sur un banc.
Elle-même pourrait être l’un de ces modèles échappée d’un tableau. Olympia fatiguée d’être couchée, Vénus descendue de son piédestal, Ève délaissant pour un instant le fardeau du péché originel. Et ces visages qui l’observent et nous fixent par-dessus son épaule semblent parfois plus
vivants qu’elle qui les regarde.
Nous aussi, semblent-ils dire, nous avons vécu. On tente alors de reconnaitre un détail qui réveillerait en nous le souvenir d’une oeuvre connue. Ici, telle femme d’un tableau de Chardin. À moins que ce ne soit l’une de ces prostituées dont Toulouse-Lautrec raffolait. Là, The Wyndham Sisters de John Sargent, famille d’élégantes de l’aristocratie anglaise dont les corps pâles et élancés rappellent celles qui peuplent les toiles de Nushka. Plus loin, des orientalistes. On distingue Le Montreur de Aras de José Silbert et le Bashi Bazouk de Gérôme. Et cet homme au regard grave et décidé, existe-t-il seulement ?
Beaucoup de ces oeuvres ne sont pas à Marseille mais éparpillées aux quatre coins de l’Occident. À travers elles, Nushka recrée son musée imaginaire. Par aplats de couleurs successifs, les scènes prennent formes, les figures se dessinent. Les tonalités froides et pastel, laissent apparaitre la machinerie de l’artiste, ces omissions aux couleurs vives, trouées de lumières qui surgissent pour venir rompre l’ordre établi. Rien de politique, mais la confrontation d’une artiste à l’histoire de l’art, à ces maîtres qui l’ont précédé et lui donnent la possibilité de s’exprimer à son tour, par un même médium, la peinture.
C’est presque en apnée que nous pénétrons l’oeuvre de Nushka, nous laissant aller à la contemplation de ce monde silencieux. Le cours du temps suspendu, il nous faut reprendre une grande bouffée d’air avant de replonger dans notre quotidien. Longtemps pourtant, le souvenir de cette femme nous poursuit, et on l’imagine qui arpente encore inlassablement les allées feutrées du musée, temple oublié des hommes mais réveillé par le regard d’une artiste qui refuse de tourner le dos à la figuration classique.